Ubérisation
Le succès retentissant (et parfois controversé) d’Uber à travers le monde a donné naissance à une notion d’« uberisation », qui caractériserait la manière dont un secteur d’activité ancien peut être menacé dans son essence même par une startup. Son application de plus en plus fréquente au domaine bancaire mérite une mise au point…
Pour revenir à la source, le terme Uberisation est l’adoption d’un modèle de commerce consistant à mettre des ressources à disposition des clients depuis leurs smartphones à tout moment et sans délai. Il a été popularisé par Maurice Levy, président du directoire de Publicis.
Certes, au-delà de ses seules vertus racoleuses, l’idée de comparer l’approche disruptive du leader mondial des VTC (Voiture de Transport avec Chauffeur) et la révolution qui se dessine dans le monde de la banque est tentante, à première vue.
Mais peut-on vraiment comparer la réussite d’une startup à un sujet aussi vaste que la banque et ses profondes mutations?
L’uberisation devient une réalité pour quasiment tous les secteurs de l’économie, et les banques n’y échappent pas. Cependant la BFI, qui offre des services plus pointus et plus personnalisés, est-elle réellement menacée par ce phénomène ? Nous avons demandé l’avis de l’économiste Philippe Herlin qui vient de sortir un ouvrage sur ce sujet, La Fin des Banques ?, aux éditions Eyrolles.
Vous venez de publier « La fin des banques ? » aux éditions Eyrolles, l’ubérisation menace-t-elle vraiment ce secteur ?
Tout à fait, même si le processus est plus complexe : la banque n’est pas une activité simple, comme les taxis ou la vente de musique, elle regroupe plusieurs métiers, mais on observe qu’ils sont tous attaqués par de nouveaux entrants, des fintechs (des startups dédiées aux métiers de la finance) ou des groupes existants qui se diversifient.
Sur quel métier a lieu l’attaque principale ?
Ce sont les paiements qui suscitent le plus d’intérêt, et qui attirent de grands groupes internationaux. Apple est entré sur ce marché l’année dernière lors du lancement de son iPhone 6, pour la première fois équipé de la puce NFC. Les acteurs des télécoms l’abordent également, notamment Orange et Vodaphone qui ont déjà développé des solutions bancaires complètes en Afrique (Orange Money, M-Pesa). Aux Etats-Unis, les grands distributeurs se sont réunis autour de Walmart pour lancer CurrentC, tandis qu’en France Auchan fait un test dans un de ses magasins. Il faut noter qu’Apple et Orange signent des partenariats avec les banques, il n’y a donc pas d’ubérisation à proprement parler, cependant, au fur et à mesure que nous paierons avec nos smartphones, nous deviendront de plus en plus client d’Apple, ou d’Orange, et de moins en moins de nos banques… Une ubérisation progressive en quelque sorte.
Soit, mais les métiers à haute technicité comme la banque de financement et d’investissement sont-ils concernés ?
Ce serait une erreur de croire qu’ils y échapperont ! Le Boston Consulting Group (BCG) a publié au mois de mai une étude sur ce sujet (Adapting to Digital Advances) et sur les 613 fintechs que la société a identifiées, 128 sont dédiées à la BFI, soit 20%. Selon le BCG, 49% de ces fintechs sont actives dans les services mobiles et le big data, 38% offrent des services à valeur ajoutée autour du CRM et 13% fournissent des valorisations indépendantes de produits structurés, qui aident donc les investisseurs à se passer des banques. La menace est donc bien réelle. On apprend notamment que le rapport de force s’est inversé en faveur des clients. En 2009-2010, les banques bénéficiaient d’une dissymétrie d’information, toutes les données de marché étaient entre leurs mains. Ce n’est plus le cas. C’est vrai pour les produits de flux standards, mais aussi, pour les produits plus sophistiqués. Des hedge funds ou des gestionnaires d’actifs se passent déjà des services de banques d’investissement en passant par leur propre plate-forme. Le processus d’ubérisation a donc bien débuté.
Les effets de cette mutation se font-ils déjà sentir ?
Oui tout à fait, le retour sur fonds propres [des BFI] s’établit autour de 7%, contre 12 % il y a trois ou quatre ans, ce qui ne paie plus le coût du capital à mobiliser en face des engagements. Il y a donc urgence car si aucune action structurelle n’est prise, cette rentabilité va continuer de se dégrader sérieusement. Dans le même temps, les méthodes traditionnelles de réduction des coûts, comme la réduction des salaires et des effectifs, ont atteint leurs limites. Il faut innover !
Comment les BFI peuvent-elles réagir ?
Selon moi elles doivent d’abord sortir leurs antennes pour observer toute cette effervescence, et ces futurs concurrents. Elles doivent aussi réaliser un travail d’introspection sur leur business model. Le big data est une formule galvaudé mais qui dit bien ce qu’elle veut dire, l’information et son traitement se démocratisent, les BFI doivent en tenir compte et proposer des services plus pointus à leurs clients. Il existe également des opportunités, notamment celles consistant à proposer leurs services à des entreprises plus petites, négligées jusqu’ici, un peu comme Square démocratise le paiement mobile et ubérise les banques « par en dessous ». Les PME, les collectivités locales, voici sans doute de nouveaux espaces à conquérir, tout en renforçant la confiance avec les clients traditionnels. Par ailleurs, les BFI feraient bien de s’intéresser au bitcoin, qui offre des potentialités extraordinaires, spécialement à la blockchain qui permet de construire des services financiers complets.
Comment voyez-vous les années qui viennent ?
Nous pourrions revenir à une situation très ancienne. La banque a été inventée au Moyen-âge pour des opérations complexes comme le commerce sur longue distance, et pas du tout pour gérer l’argent de la population qui, à l’époque, gardait son argent chez elle sous forme de pièces en métal précieux. La bancarisation massive constitue en réalité un phénomène récent, il date des années 70 avec la mensualisation des salaires (auparavant les salariés étaient payés à la semaine en liquide). De toute façon l’argent liquide ne pouvait demeurer l’unique moyen de paiement de millions de Français, mais pour les banques, cela a représenté une formidable opportunité (« Votre argent m’intéresse » disait la publicité de la BNP à cette époque). Elles sont devenues très grosses, et elles pensaient avoir verrouillé le système avec la carte bancaire équipé d’une puce, un outil performant, efficace, et très rentable. Avec les nouvelles technologies et tous ces nouveaux entrants, ne va-t-on pas revenir à la situation antérieure ? Les moyens de paiements, le compte courant, le crédit et les produits d’épargne de la plus grande partie de la population seront gérés par ces nouveaux acteurs qui auront uberisé la banque de détail grâce à des couts de fonctionnement largement inférieurs, tandis que les banques reviendront à leur métier de base, celui des opérations complexes pour le monde des entreprises et la gestion de fortune. Au passage ce serait un bon moyen de séparer les banques de marché des banques de dépôt, les activités complexes et risquées d’un côté, l’argent des épargnants de l’autre. Une configuration nettement préférable au mélange actuel (les banques universelles) qui fait peser un réel risque sur les épargnants et sur l’économie.
Article proposé par :
Davina Von Buch Molinier, Senior Consultante – Transformation de la Fonction Finance


Philippe Herlin
Économiste, docteur en économie du Conservatoire National des Arts et Métiers à Paris. Adepte des penseurs du risque extrême comme Benoît Mandelbrot et Nassim Taleb, ainsi que de l’école autrichienne.
Auteur de plusieurs livres chez Eyrolles sur la crise financière, la dette publique, le bitcoin ou l’ubérisation des banques.